Le public n’était guère nombreux au rendez-vous, mercredi 10 juin, pour l’audition de Thierry Desmarest, PDG de Total au moment du sinistre. Devant le tribunal correctionnel de Toulouse, l’ancien grand patron n’a, il est vrai, pas surpris, reformulant des propos déjà exposés ailleurs.
L’usine Grande-Paroisse, acquise deux ans plus tôt par le groupe pétrolier, jouissait d’une totale autonomie en matière de sécurité. Total, depuis huit ans, « s’est donné les meilleures chances de trouver les origines de la catastrophe », mais aucune explication « crédible » ne permet d’élucider le mystère, a-t-il répété.
Dont acte. Le seul « événement » est venu en fait de Me Simon Cohen, représentant certaines parties civiles, qui a décidé de ne pas soutenir la citation à comparaître de l’ancien PDG en tant que personne physique, faute d’éléments probants, pour mieux se concentrer sur la responsabilité pénale du groupe. Énième rebondissement purement judiciaire de ce procès marathon. Au terme de trois mois et demi d’audiences, les débats n’ont pas apporté d’éclaircissements définitifs. Tout au long du procès, le seul établissement des faits s’est révélé des plus délicats.
L’explication des experts judiciaires
On connaît l’explication des experts judiciaires : un accident chimique, provoqué par le déversement, au matin du 21 septembre 2001, dans le hangar 221 au nord de l’usine, d’une benne amenée du bâtiment 335 situé au sud du site. Dans cette benne, du DCCNa, dérivé chloré incompatible avec le nitrate d’amonium entreposé dans le hangar 221. La mise en contact des deux produits, dans des conditions très particulières, entraîne une réaction chimique causant l’explosion.
Le bâtiment 335, un hangar de stockage pour le traitement des déchets, géré par une entreprise sous-traitante de Grande-Paroisse, ne devait théoriquement pas accueillir de DCCNa. Un sac de ce produit y fut certes découvert, dix jours après la catastrophe. Mais ni sa présence ni sa provenance n’ont été éclaircies. La défense s’arc-boute sur ce point : rien ne prouve que du DCCNa se trouvait dans le hangar 335.
Faute de certitudes, les débats mettent cependant au jour un faisceau d’indices troublants. Dans les mois précédant la catastrophe, une évolution est intervenue dans la gestion des déchets du site. Une pratique s’est établie, sans encadrement réglementaire particulier. Des sacs de produits fabriqués dans les ateliers de chlore, théoriquement lavés, ont pu être stockés dans le bâtiment 335.
Pour l’accusation, la notion de risque s’est ainsi « perdue », ouvrant progressivement la porte à la possibilité d’un croisement de produits incompatibles entre le nord et le sud de l’usine. Lors de son témoignage, le 26 mai dernier, Gilles Fauré, salarié sous-traitant ayant versé la fameuse benne le 21 septembre, sûr qu’il ne charriait que du nitrate, l’a juré : c’était son premier et seul transfert du 335 au 221. Vingt minutes plus tard, tout explosait. Mais la défense martèle : rien n’établit sans conteste le contenu de cette benne.
Même difficulté pour les conditions particulières nécessaires (humidité, produits en couches, etc.) à la réaction chimique explosive. Les experts judiciaires ont reproduit en laboratoire une explosion étayant leur scénario. Pour d’autres experts cités par la défense, les conditions ainsi retenues ne sont que « spéculations », sans liens avec la réalité sur le site.
Les conclusions divergentes des parties civiles
Que tirent les parties civiles de ces conclusions divergentes ? « On ne peut pas mettre sur un pied d’égalité des experts judiciaires d’une part et des experts rémunérés par le groupe Total de l’autre, souligne Frédéric Arrou, président de l’Association des victimes du 21 septembre. L’intérêt de ce procès, c’est d’avoir dissipé les doutes sur les pistes annexes, notamment l’attentat, et d’avoir révélé un ensemble d’indices convergents. »
Président de l’Association des familles endeuillées, Gérard Ratier, qui a perdu son fils dans le sinistre, dresse lui aussi un bilan positif : « Je suis apaisé car les débats ont fini par dévoiler le processus qui mène à l’accident chimique. Si la preuve absolue manque, c’est que les cartes furent brouillées d’entrée, notamment par la commission d’enquête interne de Total, dont le rôle pour le moins interroge. »
Au sein des parties civiles, la fracture reste cependant totale avec les anciens salariés de l’usine. « La thèse des experts serait la bonne parce qu’il n’en existe pas d’autres. C’est insuffisant, s’insurge Jacques Mignard, président de l’association Mémoire et Solidarité. Trop de doutes subsistent. » Dès lundi, les nombreux avocats des deux bords se relaieront pour de longues plaidoiries jusqu’à la fin du mois de juin.