37 ans après les évènements tragiques d’Ouvéa en avril 1988, six anciens gendarmes, blessés lors de l’attaque de la brigade de Fayaoué et de la prise d’otage de Gossanah, sur l’île d’Ouvéa (Nouvelle-Calédonie) se battent pour obtenir la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme.
Un pan douloureux de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Une histoire vieille de 37 ans que beaucoup, sur le Caillou ou dans l’Hexagone, refusent de raconter.
Pourtant, le mardi 20 mai 2025, la prise d’otage d’Ouvéa sera évoquée devant la cour administrative d’appel de Toulouse (Haute-Garonne) alors que la Grande Terre est frappée à nouveau, depuis plusieurs mois, par la violence et les tensions politiques.
Six anciens gendarmes, blessés lors de l’attaque de la brigade de Fayaoué et de la prise d’otages de Gossanah, sur l’île d’Ouvéa (Nouvelle-Calédonie), réclament à la justice d’obtenir la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme.
Ce combat pour la reconnaissance dure depuis près de cinq ans. Le 28 septembre 2020, la Chancellerie a refusé d’attribuer cette décoration à quatorze gendarmes blessés lors des événements intervenus sur la « plus belle île du monde« .
Le 22 avril 1988, l’île d’Ouvéa est le théâtre d’une attaque surprise. Des indépendantistes kanak lancent l’assaut de la brigade de gendarmerie de Fayaoué. L’assaut coûte la vie à quatre gendarmes, et un cinquième est grièvement blessé. Vingt-sept militaires sont pris en otages.
Douze d’entre-eux sont rapidement libérés, mais quinze autres sont emmenés dans le nord de l’île, dans la grotte de Gossanah. La gravité de la situation est telle que la gendarmerie est dessaisie au profit de l’armée pour l’opération « Victor ».
La situation culmine le 5 mai avec l’assaut donné par les forces françaises pour libérer les otages, une opération sanglante qui fait 21 morts (19 indépendantistes et deux militaires). Au total, les événements d’Ouvéa en1988 feront 25 morts et de nombreux blessés.
Le 8 mai 1988, les 19 militants indépendantistes kanak tués lors de l’assaut de la grotte de Gossanah sont enterrés à Ouvéa (Nouvelle-Calédonie). • © REMY MOYEN / AFP
Une balafre profonde qui ne se referme pas pour Éric Alengrin, 62 ans. Il y a la violence qu’il a subie au cours de ces événements. Mais aussi « l’amnistie prononcée pour des raisons d’État« . « L’acte terroriste, lui, demeure, estime le gendarme présent au moment de l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué, le vendredi 22 avril 1988 au matin, par les indépendantistes kanak et membres du FLNKS. Nous ne disons pas que les Kanak sont des terroristes, mais que l’attaque de la gendarmerie, la prise d’otages et les assassinats étaient des actes prémédités à caractère terroriste. Aujourd’hui, on nous oppose cette amnistie pour refuser notre médaille. »
Éric Alengrin, en 1988, tribu de Saint Joseph sur l’île d’Ouvéa. • © Éric Alengrin
Alberto Addari, ancien gendarme pris en otage à Gossanah et blessé lors de l’assaut final par un tir d’un sniper français, explique que la justice administrative est leur seul recours possible. « Voilà 37 ans que nous portons nos souffrances sans jamais avoir pu passer devant un tribunal, ni même être entendus. » Lui aussi dénonce l’amnistie qui les a « totalement bloqués« . « On ne peut pas amnistier des crimes de sang sans même les avoir jugés, c’est le plus choquant » déclare-t-il.
Les conséquences personnelles sont lourdes : déclaré inapte – pour « maladie » et non pour « blessure par balle en service » –, Alberto Addari doit quitter la gendarmerie « sans aucune indemnité, rien pour compenser ».
Ce manque de reconnaissance lui laisse un goût amer. « La gendarmerie : zéro reconnaissance. On perd ses camarades, on est blessé, et au final, on vous met dehors à cause de vos blessures, sans même être reconnu. » Pour lui, ce n’est pas la médaille qui compte mais « la reconnaissance officielle d’avoir accompli seulement son travail« .
Des militaires français des forces armées de la Nouvelle-Calédonie, le 06 mai 1988 à Ouvéa, devant les armes retrouvées lors de l’assaut de la grotte de Gossanah. • © – / AFP
Sa rancœur, il la dirige avant tout en direction de sa propre hiérarchie : « Pour être honnête, j’ai plus de respect pour nos preneurs d’otages que pour certains gradés de chez nous. » Invalide désormais à 100 %, il n’a jamais pu se faire entendre par la justice. Il a porté plainte le soir de sa libération, mais n’a toujours pas été entendu. Son chagrin, « c’est d’attendre une reconnaissance, d’avoir effectué notre travail », et d’être persuadé de « ne pas avoir compté pour l’Etat et d’avoir été de la chair à canon. »
Éric Alengrin, présent à la brigade de Fayaoué lors de l’attaque, partage ce sentiment, depuis 37 ans, vis-à-vis de l’institution militaire et de l’État. La perception d’avoir été traités davantage comme des responsables que des victimes ne le quitte pas.
« Pendant près de vingt ans, ils ont été considérés comme la honte de la gendarmerie, ce qui est très injuste, raconte leur avocat Maître Manuel Gros. Ils se sont battus comme ils ont pu, alors qu’on leur avait dit de ne pas s’inquiéter. Affronter des gens armés de machettes et d’armes à feu, ce n’était pas une partie de plaisir. Ensuite, on les a accusés d’être en vacances, ce qu’ils ont très mal pris. » D’ailleurs, une autre procédure en indemnisation a été lancée à la demande de 10 autres gendarmes. Elle sera étudiée le 22 mai 2025 par la justice à Lille.
Durant les années qui ont suivi, tous ont été freinés dans leur progression au sein de la gendarmerie. Selon Me Gros, les gendarmes ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie puis abandonnés : interrogatoires, mutations rapides, oubli total, absence de soutien psychologique. Une « volonté politique« , pour Éric Alengrin, de « tourner la page« . Il lui faudra attendre 15 ans pour bénéficier d’un suivi post-traumatique.
Ce goût d’injustice est accentué par les recherches menées par l’ancien gendarme Henri Calhiol. Selon ce dernier, en 1988, des renseignements sur de possibles actions violentes circulaient à la veille de l’élection présidentielle. Le commandement de la gendarmerie en Nouvelle-Calédonie n’aurait pas transmis des consignes de sécurité aux brigades des îles Loyauté, dont celle d’Ouvéa.
« Ce rapport du lieutenant-colonel Calhiol, publié en 2020, a révélé des éléments nouveaux et déterminants. Il a montré que la brigade de Fayaoué n’avait pas reçu les informations détenues par l’état-major, ce qui nous a permis de rouvrir le délai de prescription » souligne l’avocat des gendarmes.
Pourtant, le 13 juillet 2023, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté leur demande en raison de la loi d’amnistie du 10 janvier 1990 et de l’absence de qualification formelle de terrorisme dans la procédure judiciaire, celle-ci ayant été interrompue par cette même amnistie.
Pour leur avocat, il s’agit d’une « erreur de droit et d’appréciation. L’amnistie, qui éteint l’action pénale, ne met pas fin à l’action civile et ne devrait pas entraver l’attribution de la médaille. »
Me Manuel Gros ne se fait guère d’illusions sur la position de la cour administrative d’appel dans ce dossier. Mais il a des arguments à faire valoir : l’incompétence de l’autorité ayant pris la décision de refus – seul le président de la République est habilité à attribuer ou refuser cette médaille – l’illégalité d’une circulaire de 2018 qui imposerait une condition supplémentaire contraire au décret, mais surtout que l’amnistie n’efface pas la qualification des faits – un acte de terrorisme reste un acte de terrorisme – même si elle éteint l’action pénale.
Maître Gros invoque également une violation du principe d’égalité. « Le 7 mars 2023, un gendarme a obtenu à titre posthume la médaille de reconnaissance aux victimes du terrorisme, rapporte l’avocat. André Rous a été victime des évènements de la cave viticole d’Aleria- troubles de Bastia de 1975 survenus dans des circonstances similaires à celle de Fayahoué-Ouvéa mais 13 ans plus tôt.«
Malgré ces douleurs, certains de ces gendarmes ont réussi à établir un lien avec d’anciens adversaires. En 2011, lors de l’avant-première du film de Mathieu Kassovitz, L’Ordre et la Morale, Éric Alengrin raconte avoir rencontré des « Kanak ayant participé à l’attaque » : « le respect et le regret étaient partagés« . Pour les 25 ans de commémorations, Alberto Addari participe à une cérémonie de réconciliation.
Lors de la sortie du film « l’Ordre et la Morale », Eric Alengrin aux côtés de Maki Wéa. • © Éric Alengrin
Mais le 13 mai 2024, la Nouvelle-Calédonie s’est à nouveau enflammée. De quoi faire craindre que l’actuel contexte politique calédonien pèse sur l’audience du 20 mai à Toulouse. « Si nous n’avons rien obtenu jusqu’à présent, c’est aussi par crainte d’une reprise des tensions ou d’une guerre civile sur le Caillou » pense Alberto Addari. « Je pense que cela influence les décisions du gouvernement et de la justice. Mais cela suffit. Déjà 37 ans que notre hiérarchie se moque de nous.«
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