Jour J pour Tisséo. Le syndicat mixte, son président depuis 2014 Jean-Michel Lattes — aussi adjoint au maire de Toulouse — et son ancien bras droit Jean-Michel Evin, ex-directeur des services général, ainsi que trois sociétés poursuivies pour favoritisme dans le cadre de la préparation du chantier de la ligne C du métro de Toulouse, comparaissent devant le tribunal correctionnel ce lundi 12 et mardi 13 mai 2025. Et c’est un véritable sac de nœuds qu’il va falloir dénouer en quelques heures. On vous explique pourquoi.
#1. Des irrégularités soulevées par la Cour régionale des comptes
L’affaire remonte à 2015. Cette année-là, Tisséo ouvre un marché public à bons de commande pour laquelle trois entreprises sont en concurrence : Algoé, Egis et Setec. C’est le cabinet d’étude lyonnais Algoé qui a été choisi pour travailler sur « une mise en œuvre de la feuille de route mission d’assistance de conseils et d’appui au maître d’ouvrage en matière d’organisation, de planification des projets » sous trois volets : la stratégie mobilités 2020-2025 valant révision du Plan de déplacements urbains (PDU), le projet Toulouse Aérospace Express, et la gestion patrimoniale.
Algoé a-t-elle été choisie impartialement ? C’est l’interrogation de la Chambre régionale des comptes dans un rapport produit en 2019.
#2. Une étude en amont de l’appel d’offres suspecte
Tisséo et son directeur général des services à l’époque, Jean-Michel Evin, aurait eu une réunion à Lyon avec Sytral, l’homologue lyonnais de Tisséo, quelques mois avant l’appel d’offres, à laquelle était invitée la société privée Algoé. Tisséo aurait alors commandé un diagnostic organisationnel à Algoé servant de support pour le marché public. Marché public qu’Algoé a remporté « sur des critères ne figurant pas au cahier des charges », indique le parquet de Toulouse.
« On a répondu aux compétences nécessaires. Ce n’était pas gagné d’avance ! », répond Pascal Gustin, le représentant du cabinet lyonnais.
Par ailleurs, Algoé était la seule des concurrentes de l’appel d’offres à proposer une offre sur cinq ans alors que le cahier des charges prévoyait un marché de deux ans reconductible trois fois sur un an. Une durée qui reste toutefois égale, en totalité, à celle inscrite sur le cahier des charges.
#3. Des intérêts personnels ?
Pour corser le tout, un délit de prise illégale d’intérêts est soupçonné par le tribunal correctionnel envers Jean-Michel Evin, ex-DGS de Tisséo jusqu’en 2018. Entre 2016 et 2019, il était chargé de la surveillance de l’exécution du marché public à bons de commande dont il était signataire, et a conservé ce poste alors que son fils travaillait en tant qu’alternant puis salarié au sein de la société Algoé. Un lien très étroit « de nature à compromettre son impartialité », résume la présidente du tribunal.
Le fils Evin fait donc lui aussi parti des prévenus pour recel de prise illégal d’intérêts. « En toute connaissance de cause, il a accepté d’être embauché en tant qu’alternant et salarié en cours d’exécution du marché public », précise le tribunal.
#4. Des poursuites pour favoritisme
Le rapport de la Cour régionale des comptes pointe avant tout du doigt un marché public à bons de commande unique. La société Algoé a été choisie pour travailler sur plusieurs missions. Des missions qui auraient dû, selon la Cour régionale des comptes, faire l’objet de plusieurs marchés publics. Leurs fonctions étant bien différentes.
À avoir condensé l’ensemble des tâches en une seule feuille de route et un unique marché public, la Cour régionale des comptes, qui a saisi le tribunal, estime que le code pénal a été violé. Elle considère que par ce biais, Tisséo a favorisé l’attribution du marché au cabinet Algoé, allant alors à l’encontre des principes de liberté d’accès et d’égalité des candidats.
Pour ce délit, Tisséo, son représentant Jean-Michel Lattes et l’ancien DGS Jean-Michel Evin, (démissionnaire en 2018, ndlr.), risquent une peine de deux ans d’emprisonnement et de 200 000 euros d’amende. Concernant la prise illégale d’intérêts, ce délit est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction.
Et la somme est considérable. Car dans cette affaire, l’enjeu supplémentaire se compte à coups de gros (gros) billets. Sur le papier, le marché public avançait une facturation de 150 000 euros minimum, chaque année, pour les missions de la société Algoé choisie par Tisséo. Or, dans le rapport de la Cour régionale des comptes, la somme finale déboursée pour Algoé s’élève à 4,32 millions d’euros. Soit un peu plus de cinq fois le budget initial. De quoi fortement alourdir l’amende…
#5. Une affaire de marchés publics
La loi rendait-elle obligatoire le partage de ce marché public en plusieurs appels d’offres distincts ? Ou bien, était-il possible d’en faire un seul et le diviser en plusieurs marchés associés ?
Selon la jurisprudence administrative, un marché à bons de commande qui comporte plusieurs types de prestations distinctes doit être regardé comme autant de marchés distincts, mais le recours au marché non alloti n’est permis que dans des cas exceptionnels. Tisséo en est-il un ?
D’après la Chambre régionale des comptes, non. D’autant qu’Algoé a fait appel à de nombreux sous-traitants pour assurer ses missions regroupées dans une feuille de route « floue et au périmètre large ». Pour la défense, l’allotissement se prévaut. « J’ai un problème de propriété intellectuelle dans le cas où les lots sont attribués à d’autres sociétés, étant donné que les lots sont liés. On ne peut pas dispatcher la feuille de route », plaide Me Élisabeth Fernandez-Begault, avocate des père et fils Evin. Et d’après le tribunal ? C’est une partie des débats qui devront se tenir lors du procès.
#6. Un problème de tribunal ?
Mais encore faut-il être face au bon tribunal. La défense du père et fils Evin est représentée par une avocate spécialisée en droit public. « C’est très important », insiste Me Fernandez-Begault auprès d’Actu Toulouse.
Car tout le fondement de cette affaire repose sur un marché public à bons de commande unique. Et ce débat relèverait de la justice administrative. Pourquoi Tisséo et les trois sociétés poursuivies se retrouvent-ils face au tribunal correctionnel relevant de la justice pénale ?
#7. Des vices de procédures ?
C’est la défense de la société Algoé qui s’est chargée de soulever le problème en invoquant des nullités de procédures. Mes Jacques Monferran et Laurent De Caunes, avocats de la société Algoé, évoque un souci de contradictoire d’une « enquête basée sur un unique rapport de la Cour régionale des comptes », confiée à un policier ne possédant pas les compétences pour se pencher sur une telle affaire.
On essaie de monter cette affaire en épingle parce qu’on l’a confié à un policier qui a des méthodes qui s’adressent à des voyous, pas à des chefs d’entreprise et des politiques.
« Nous allons être amenés à examiner un dossier point par point et vous verrez qu’il n’y a rien si ce n’est la volonté d’un flic de flinguer un politique ! », s’agace Me Jacques Levy, avocat de Tisséo, qui reproche l’absence d’ouverture d’information judiciaire dans un dossier à plusieurs millions d’euros d’argent public.
On a pris soin du contradictoire en février 2024. Le dossier a été mis à la disposition des parties pour toute observation utile.
Quant à l’absence de juge d’instruction dans le dossier, « on n’est ni en comparution immédiate, ni en audience de procès du procureur. Le tribunal n’a pas le pouvoir d’exiger du ministère public une ouverture d’information judiciaire ».
#8. Une entreprise déjà relaxée
Les premières observations en contradictoire auraient déjà permis d’évincer une entreprise de ce procès. Et ce lundi 12 mai, des trois entreprises mises en causes, à savoir les cabinets Algoé, Ethics Group et la société Campana, l’une d’elle a déjà été relaxée. Il s’agit d’Ethics Group. La procureure de la République, Véronique Benlafquih, a retenu la demande l’avocat Me Bertrand De Gerando d’Ethics Group en début d’audience. Suite à une fusion-acquisition ne comprenant pas l’entreprise Parménion autrefois concernée par cette affaire, Ethics Group est donc libérée de toute responsabilité pénale.
#9. La prescription des faits pour les sous-traitants ?
Me Bertrand De Gerando a par ailleurs soulevé une question concernant les poursuites auprès des sociétés soutraitantes, accusées de recel de délit de favoritisme. Celui-ci étant une infraction instantanée qui date de juin 2015, « à l’époque, puisqu’il n’y a pas de dissimulation, c’était prescrit par 3 ans à partir de la date de notification du marché », explique-t-il.
Selon lui, les faits indiqués étaient dès-lors prescrits en février 2019, au moment où le parquet de Toulouse transmettait l’enquête à l’Officier de police judiciaire (OPJ). Cet argument sera-t-il retenu par les juges ?
#10. Un procès rigoureux
Ces 12 et 13 mai, le tribunal correctionnel doit alors démêler au peigne fin un dossier à multiples problématiques. Chaque point soulevé par la Chambre régionale des comptes dans son rapport soumis au procureur de la République est regardé de près et ce lundi 12 mai, les juges questionnent l’ensemble des prévenus. Essentiellement Jean-Michel Evin, le DGS signataire des bons de commande au nom du président de Tisséo Jean-Michel Lattes, l’actuel adjoint au maire, ainsi que le représentant de la société Algoé.
Les prévenus seront-ils relaxés ou jugés coupables ? Le tribunal poursuit son audience jusqu’au mardi 13 mai. Tandis que du côté des quelque sept avocats présents dans la salle, on compte sur la rigueur pour analyser les quelque 18 000 documents de ce vaste dossier. « Entre le rapport et ce que dit la police dans son enquête, on a des contradictions saines. Il faut une extrême précision pour démêler le faux, assure Me Jacques Levy. Dans cette affaire, il y a un énorme malentendu entre ce que la loi autorise et la loi saisit. »
Par ailleurs, les juges donneront leur décision sur ces nullités de procédure à l’issue des audiences. Si elles démontrent la nécessité d’une ouverture d’information judiciaire, une nouvelle enquête s’ouvrira.