Pendant deux ans, Justine Briquet-Moreno, journaliste à Elle, s’est immergée dans la sexualité complexe de la génération Z et ses bouleversements. L’autrice, originaire de Toulouse, décrypte les nouvelles pratiques de ces jeunes dans son livre-enquête « Les Cobayes » (Ed. Flammarrion), publié le mercredi 28 mai.
Ils sont jeunes. Ils ont entre 18 et 28 ans. Pour le grand public, ils sont la génération Z. Pour Justine Briquet-Moreno, ce sont « Les Cobayes ». Ils ont découvert la sexualité à travers l’écran de leur smartphone, sur les sites pronographiques. Leur vision de l’amour, du sexe, a été ébranlée. Ils ont inventé leurs propres codes. La journaliste les décrypte dans son livre-enquête. Interview.
Qu’est-ce qui vous a vraiment donné envie de creuser ce sujet-là, la sexualité des jeunes ? C’était un besoin personel ou un constat général ?
La sexualité est forcément un sujet important quand on a que 20 ans. En premier lieu, ce livre est né de mes propres questionnements. En tant que jeune femme issue de la génération Z – je suis née en 1997, donc au tout début de cette nouvelle ère – je me suis souvent interrogée sur l’évolution de nos relations à l’ère du numérique. Nous avons grandi un smartphone à la main, sans qu’on nous donne un véritable mode d’emploi. J’ai eu envie d’explorer les conséquences de cette hyperconnexion sur notre manière de nous rencontrer, de nous désirer, de nous aimer.
Pendant votre enquête, qu’est-ce qui vous a le plus surpris, voire choqué, dans les récits que vous avez entendus ?
Le constat le plus marquant que j’ai pu faire, c’est que cette génération est traversée de paradoxes. Les jeunes d’aujourd’hui grandissent avec des injonctions souvent contradictoires, difficiles à concilier. D’un côté, ils ont été exposés dès leur plus jeune âge à un porno souvent très explicite et violent. De l’autre, ils parlent de consentement avec rigueur. Héritiers de la révolution #MeToo, ils se posent aujourd’hui de vraies questions sur la manière dont ils sont entrés dans la sexualité – souvent à travers le prisme du porno – et sur l’impact que cette unique représentation a eu sur leur imaginaire. Au fil de mes entretiens, j’ai vu certains de mes « cobayes » réaliser à quel point ils reproduisaient, parfois sans même s’en rendre compte, le script pornographique à la lettre dans leur intimité. Beaucoup arrivent dans la relation sexuelle comme sur un ring, pour prouver leur valeur sur ce qu’on pourrait appeler le « marché de la baise ».
Vous diriez que le porno est plus un miroir ou un poison ?
Le porno est le premier « visage du sexe » pour cette génération. Il ne se passait rarement plus de cinq minutes lors des entretiens avant qu’il ne soit mentionné. Qu’ils l’acceptent, le questionnent ou le rejettent, tous en parlent : le porno est le trait d’union entre ces profils pourtant très divers. Le résultat, c’est une génération – notamment dans les rapports hétéros – qui rejoue les codes du porno dans l’intimité, souvent sans vraiment se parler, s’écouter, ou même se regarder. Ce mimétisme crée un profond malaise. Ce qu’on observe, c’est un décalage de plus en plus criant entre les attentes affectives et la réalité des pratiques, entre le désir d’égalité et la reproduction de scripts sexuels stéréotypés.
Vous dites que les jeunes ne font plus autant l’amour. C’est de la désaffection, de la peur, de la flemme ? Vous l’expliquez comment ?
Les chiffres officiels le confirment : les jeunes font moins l’amour qu’avant. Au fil de cette enquête au long cours, j’ai croisé la route de certains jeunes qui semblaient pétrifiés à la simple idée d’un rapport sexuel. Dans un contexte économique incertain, avec la guerre en Ukraine, le conflit à Gaza et une anxiété climatique omniprésente, la santé mentale s’est imposée comme un thème central. Elle revenait sans cesse dans les témoignages, comme un fil rouge. Beaucoup ont du mal à se projeter dans l’avenir. 34 % m’ont dit ne pas vouloir d’enfants – non pas par rejet de la parentalité en soi, mais parce que le monde tel qu’il est ne leur semble plus propice à cet engagement. Mais au-delà de ces considérations, une émotion domine : la solitude. Paradoxalement, à une époque où les moyens de communication n’ont jamais été aussi nombreux, la connexion véritable reste difficile.
Les applis comme Tinder, c’est censé faciliter les rencontres. Mais est-ce que ça n’a pas rendu l’amour plus compliqué, au final ?
En échangeant avec les utilisateurs assidus des applications de rencontres, j’ai croisé quelques « winners », ceux qui enchaînent les dates avec une certaine aisance. Mais ils restent minoritaires. Ce que j’ai surtout entendu, ce sont les voix de jeunes désabusés. Je ne compte plus ceux qui m’ont confié accumuler des échanges creux, vides de sens. « J’en ai marre de dérouler mon CV en sachant très bien que ça n’ira nulle part », m’ont dit plusieurs d’entre eux. Cette routine ne fait souvent qu’accentuer leur sentiment d’isolement. Et même si beaucoup ont un jour adhéré au système, une partie des plus jeunes commence à s’en détourner.
Entre ce que les garçons vous ont dit et ce que les filles ont raconté, est-ce qu’il y avait un vrai décalage dans la façon de vivre ou penser la sexualité ?
Se construire sexuellement quand on est un garçon ou une fille, ce n’est pas la même histoire. En écoutant les récits de ces jeunes, j’ai compris que les garçons restent soumis à une pression intense liée aux idéaux de virilité – performance, domination, maîtrise. De leur côté, les filles, elles, sont toujours prises en étau entre deux images contradictoires : celle de la « sainte nitouche » et celle de la « fille facile ». Deux extrêmes qui, paradoxalement, leur sont également reprochés. La seule vraie différence avec les générations précédentes, c’est que ces injonctions vibrent dans leur poche toute la journée. Sur leurs fils Instagram ou TikTok, ils se comparent en permanence à des modèles souvent irréalistes, tant sur le plan physique qu’affectif ou sexuel.
Avec tout ce que vous avez entendu, est-ce que vous êtes plutôt inquiète ou plutôt optimiste pour la suite ?
Le mot qui caractérise le mieux cette génération, c’est la lucidité. Certes, ils paraissent parfois un peu perdus, hésitants, mais ils sont aussi très lucides sur les injonctions et les schémas qu’ils ont intégrés et qu’ils cherchent à déconstruire. Ce qui m’a particulièrement marquée, c’est à quel point ils sont nombreux à me parler de leurs questionnements. Le récit de leur parcours intime est traversé par une remise en question constante. Certains garçons m’ont confié qu’ils avaient longtemps considéré les filles comme un chiffre d’affaires. Mais peu à peu, ces stéréotypes s’effacent pour certains, au fil des expériences, des rencontres, des prises de conscience. Ils apprennent. Et ce mouvement me donne de l’espoir. Malgré les inquiétudes légitimes que certains constats peuvent encore susciter, je crois que ma génération est en train de poser les bases d’une révolution romantique. Le sexe n’est plus tabou, ils en parlent avec une grande liberté, parfois même avec une forme de distance critique. Désormais, ce qu’ils souhaitent, c’est que l’amour ne le soit plus non plus.