« Mon travail comme mon art émergent d’un espace d’amour. » Cette déclaration de Mickalene Thomas donne le ton de l’exposition « All About Love », premier évènement d’envergure consacré à l’artiste en France. Organisée par la Hayward Gallery de Londres et accueillie par le musée des Abattoirs de Toulouse, cette rétrospective couvre près de 20 ans de création, de 2006 à aujourd’hui. Le titre emprunté au célèbre essai de la penseuse féministe bell hooks, All About Love: New Visions, affirme d’emblée la perspective : l’amour comme vecteur de changement, individuel et collectif.
L’univers de Mickalene Thomas, peintre, photographe, vidéaste et plasticienne, est une célébration de l’identité noire et féminine, sublimée par une esthétique luxuriante mêlant peinture, collage, photographie et installations monumentales. À travers une scénographie immersive, l’exposition explore les différentes dimensions de l’amour : de soi, de l’autre, de la communauté, mais aussi l’amour comme résistance et transmission.
Mickalene Thomas © Francois Dischinger, 2023
Déesses noires : le corps et l’âme
Dès la première salle, le visiteur sera confronté à l’essence du travail de Mickalene Thomas : des portraits monumentaux de femmes noires, muses personnelles ou figures publiques, dans des décors intimes et chatoyants.
Mon art s’enracine principalement dans la découverte de soi, la célébration, la joie, la sensualité, et dans un besoin de voir des images positives des femmes noires dans le monde. »
À travers strass, émail et acrylique, l’artiste rend hommage à celles qui l’entourent tout en défiant les standards classiques de représentation. Elle crée, selon les mots de la photographe Carrie Mae Weems, « de nouvelles façons de nous voir, de voir les femmes ».
« Portrait of Mnonja » de Mickalene Thomas à la Smithsonian American Art Museum. © CC BY-SA 4.0/Avery Jensen/Wikimédia Commons
Intérieurs photographiques et récits visuels
La photographie constitue un pan essentiel de la pratique de Thomas. Inspirée par Seydou Keïta, elle construit des décors domestiques où ses modèles « peuvent se détendre et vivre de nouvelles expériences ». Ce sont des espaces de liberté, échos visuels de salons familiaux, recréés avec soin dans son studio de Brooklyn. Ces photographies, d’abord conçues comme outils de travail, sont devenues des œuvres à part entière :
La photographie capture un seul moment dans le temps, un moment ‘immobile’, alors qu’avec la peinture, vous pouvez manipuler le temps. »
Parmi ses modèles, on retrouve la chanteuse Solange Knowles (sœur de Beyoncé) ou encore sa mère, Sandra Bush, figure récurrente de son œuvre. L’intimité des corps photographiés est aussi celle d’une histoire familiale et d’un ancrage affectif puissant.
L’artiste a notamment collaboré avec Solange Knowles pour son EP True sorti en 2012. © DR
Résister par l’art
L’engagement de Mickalene Thomas s’incarne avec force dans la série Resist, dédiée aux luttes pour les droits civiques. Des collages comme Power to the people ou Say their names superposent images d’archives et actualités brûlantes, rendant hommage aux femmes noires militantes. La pièce centrale, Guernica detail (Resist #7), agit comme un mémorial aux victimes de violences policières.
Je définis mon travail comme un acte féministe et politique… Je suis noire, queer et femme. »
En mêlant passé et présent, douleur et fierté, Mickalene Thomas construit une mémoire visuelle collective, éminemment politique.
L’intimité comme espace de création
Au cœur de la nef des Abattoirs, l’exposition va recréer des intérieurs inspirés de la maison de la mère et de la grand-mère de l’artiste. Ces installations immersives deviennent le théâtre d’une introspection identitaire :
J’ai créé des décors domestiques principalement pour que les femmes noires – mes muses – puissent se détendre. »
La maison devient sanctuaire, lieu de reconstruction et d’affirmation de soi.
Dans la vidéo Je t’aime, réalisée avec son ex-compagne Racquel Chevremont, l’artiste explore la représentation du couple lesbien noir. Filmées à Paris et dans le Connecticut, les deux femmes se filment mutuellement, dans une alternance des regards et du pouvoir de représentation : « C’est la façon dont deux amoureuses se voient ».
La multiplicité des identités
Avec la série Les Lutteuses, Thomas évoque les tensions internes entre les différentes facettes de son identité. Ces autoportraits où seule son visage est reconnaissable dépeignent des corps en lutte, métaphores des combats intimes liés à l’être femme, noire et queer. Les références à la mythologie des Amazones, à Wonder Woman ou encore aux sculptures de Pollaiuolo nourrissent une réflexion sur les stéréotypes :
Les justaucorps imprimés, tigrés et zébrés, que portent les lutteuses sont une critique des représentations stéréotypées nées de la période esclavagiste. »
Le collage comme langage
Enfin, l’exposition s’achèvera sur une exploration du collage, médium central dans la démarche de l’artiste. Héritière de Romare Bearden ou de Faith Ringgold, elle déclare :
Le collage est ma façon de créer des formes et des compositions… de modifier, de perturber et de démanteler. »
En superposant des éléments visuels issus de magazines populaires ou d’archives personnelles, elle revisite l’histoire visuelle des femmes noires, entre glorification et réappropriation.
Mickalene Thomas, Le Jardin d’Eau de Monet, 2022. © Adagp, Paris, 2022 / © Mickalene Thomas
Une artiste majeure, une voix nécessaire
Mickalene Thomas s’impose aujourd’hui comme une figure incontournable de l’art contemporain. Depuis ses débuts en 2003, elle n’a cessé de mêler esthétique sophistiquée et engagement radical. En 2022, elle présentait une exposition hommage à Monet à l’Orangerie à Paris. Avec « All About Love », elle signe un manifeste intime et politique, porté par une ambition artistique rare.
Car en filigrane, c’est une question fondamentale que pose cette exposition : qui a le droit d’être vu, admiré, aimé ? Grâce à Mickalene Thomas, les femmes noires répondent elles-mêmes, avec force, éclat et dignité.
>> Infos pratiques :
L’exposition aura lieu du 13 juin au 9 novembre, au Musée – Frac Occitanie Toulouse des Abattoirs.
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